Hubris scientifique

La science moderne est-elle tombée dans la démesure ?

C’est une question que, faute de temps, je n’ai pas pu aborder dans la vidéo sur les grands équipements scientifiques que j’ai diffusée il y a quelques semaines sur la chaine.

Je le regrette, car cette interrogation fait écho à des questionnements toujours plus actuels sur la « big science », sur les missions essentielles de la science et le cadre dans lequel elles s’exercent. La volonté de repousser les frontières de la connaissance doit-elle avoir des limites ?

Jusque, disons, la fin de la 2e Guerre mondiale, la réponse à cette question était assez simple : non. Autrement dit, tous les moyens sont permis pour découvrir de nouvelles choses.

Par la suite, la réponse est devenue un peu moins évidente.

Avec le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité, nombreux sont celles et ceux qui estiment que l’activité scientifique doit, elle aussi, marquer le pas, et que le gigantisme de certains projets scientifiques n’est plus soutenable.

C’est l’avis, par exemple, des rédacteurs de cette tribune publiée ce jeudi dans Le Monde, qui s’insurgent contre le grand projet que prépare actuellement le CERN : le Future Circular Collider. Il s’agit de construire un tunnel de 92 kilomètres de circonférence - trois fois plus que le LHC à qui l’on doit la découverte du Boson de Higgs - qui passerait sous Genève et les départements de l’Ain et de la Haute-Savoie, et serait enfoui à 240 mètres sous terre.

« Comment continuer le 'business as usual' et la fuite en avant, même au nom de la science et de la recherche fondamentale ? » demandent les auteurs de la tribune qui exigent que le CERN organise « un grand débat démocratique sur le sujet ».

On notera que les signataires de cette tribune sont des élus des territoires concernés et que, parmi eux, on compte deux députés membres de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST).

Mais la critique émane parfois des scientifiques eux-mêmes.

Dans un texte paru dans le même journal début mars, François Graner, directeur de recherche au CNRS, considère que la science est aujourd'hui devenue le moteur d’une croissance économique destructrice, et qu’elle sert, par la « volonté de puissance » qu’elle incarne, la dévastation de la planète.

Et on pourrait citer d’autres chercheuses et chercheurs, qui doutent guère que la science et les dispositifs technologiques qu’elle engendre puissent offrir une solution de fond aux grands problèmes que l’Humanité doit affronter.

Par exemple, Valérie Masson-Delmotte, ancienne co-présidente du GIEC, termine le livre qu’elle s’apprête à sortir (et dont on reparlera bientôt dans Grand Labo) en interpellant ses pairs sur le « techno-solutionnisme » en lequel beaucoup croient.

Ces questions essentielles ne sont à vrai dire pas très nouvelles : Grotendieck, en 1972, se posait déjà la question suivante : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? »

Aggiornamento

Mais depuis, la communauté scientifique a-t-elle fait son aggiornamento ? A-t-elle pris le temps de se poser la question du sens de sa mission au XXIe ? Il y a, certes, des tentatives de changer certaines pratiques, comme celles du collectif Labo 1.5 qui vise à réduire l’impact carbone des activités scientifiques. Mais, dans l’ensemble, tout se passe comme si l’horizon des chercheuses et chercheurs du monde entier était inchangé depuis 150 ans.

Dans son livre paru en octobre dernier, « L’Hypothèse K », l’astrophysicien Aurélien Barrau appelle les scientifiques à devenir un « microcosme de résistance », et même à « trahir ». C’est-à-dire à refuser les idéaux et principes sur la base desquels la science européenne s’est construite depuis la fin du XIXe siècle. Le livre n’a pas eu une audience exceptionnelle, c’est le moins qu’on puisse dire, et a fait l’objet de critiques, parfois à la limite de l’attaque ad hominem.

On pense ce qu’on veut du livre d’Aurélien Barrau - à condition de l'avoir lu - mais il a tout de même un mérite : il met les pieds dans le plat.

Car le temps est peut-être venu pour la communauté scientifique de se demander si tous les progrès de la connaissance valent la création de dispositifs techniques qui ne sont pas sans conséquences sur l’environnement. Ou de se demander s’il est utile de consacrer sa carrière à mettre au point des solutions techniques qui n’apportent pas de bien-être direct à l’espèce humaine - voire ont des conséquences délétères sur la planète.

Bref, le temps est peut-être venu pour la communauté scientifique de se demander si elle n’est pas prisonnière d’une forme de démesure, d’hubris, comme disaient les Grecs.

Alors que l’on n’a jamais produit autant d’articles scientifiques dans le monde, pas sûr que la nécessité de se poser ces questions soit seulement audible.